Emilie Eechaute, diplômée en interprétation dramatique (promotion 2022) nous a fait le plaisir de passer à l’IAD pour parler de son mémoire "Prêter notre voix à la poésie de femmes belges", pour lequel elle a obtenu le prix Philippe Maystadt pour l’enseignement de demain.
Bonjour Emilie. On se voit aujourd'hui pour parler de ton mémoire et des projets qui y sont liés. Comment t'es venue l'idée de mettre à l'honneur les poétesses belges du 20ème siècle, et de le faire au travers d'une série de podcasts ?
J'ai choisi de créer des podcasts parce que c'est un médium qui a le vent en poupe, mais aussi parce que c'est un format que je trouve convivial, accessible et qui crée assez vite un sentiment de proximité. Etant donné que je voulais travailler sur la poésie, je me suis demandé comment faire pour que la poésie vienne vers le public, et pas forcément vers un public déjà averti. J'ai fait le pari que les podcasts étaient un canal intéressant pour toucher un public large, mais de façon intimiste.
Pour ce qui est du sujet, en 3ème année, Emmanuel Dekoninck nous annonce qu'on va travailler de la poésie. Il nous demande aussi d'aller voir du côté des autrices, des poétesses. Moi, j'avais beaucoup de préjugés et d'à priori: "des poèmes écrits par des femmes, ça va être un peu gnangnan, fleur bleue, pas très puissant, etc." Je dois avouer que je n'avais pas beaucoup cherché à l'époque. D'autres dans la classe avaient été beaucoup plus loin que moi et j'ai découvert que la poésie de femmes pouvait avoir du caractère.
L'été passe et, arrivée en Master, je passe par une librairie de seconde main et je tombe sur un ouvrage de Jeanine Moulin: "Huit siècles de poésie féminine". Je prends, je lis le début de la préface et cela me donne envie de creuser le sujet, de le connaître et de le comprendre un peu mieux. Je décide d'en faire le sujet de mon mémoire.
Quand j'annonce mon sujet à l'IAD, les réactions sont tièdes, certains me disent que c'est risqué, trop éloigné de ma pratique, un sujet peu traité, etc. Comme je suis un peu têtue, j'insiste un peu, je demande à Véronique Lemaire si elle veut bien m'accompagner, elle dit oui et c'est parti, le projet est lancé. La réalisation de podcasts dans la continuité du travail de recherche est acceptée elle aussi.
Ce qui m'intéresse, en plus de donner une visibilité à ces poétesses
belges et à leurs poèmes, c'est aussi le travail des sons réalisé par la
poésie, le goût de dire, de transmettre, de découvrir des formes de
poésie très variées. Ce travail c'était aussi une façon pour moi
d'exprimer de façon constructive une certaine colère: colère envers
l'invisibilisation des femmes créatrices et leurs oeuvres , colère
envers la manière (trop) classique, élitiste, voire mathématique
d'aborder la poésie à l'école en insistant sur le compte des pieds et
des vers, colère envers mes propres stéréotypes vis-à-vis de la poésie
de femmes, colère envers le fait que l'école aborde la poésie française
d'il y à trois siècles et pas celle de ma propre époque ni de mon propre
pays,…
Si je résume, tu veux écrire un mémoire, faire un travail de
recherche, créer une série de podcasts et tout cela dans un esprit à la
fois féministe constructif … ça fait pas mal de défis. Comment cela se
passe pratiquement ?
J'ai commencé par réunir une équipe de 9 comédiennes et comédiens. C'était important pour moi qu'il y ait des hommes qui prêtent leur voix à des poèmes de femmes, de mélanger les genres. L'un des 9 podcasts commence et se termine d'ailleurs par le même poème lu une fois par une femme et une fois par un homme.
J'ai ensuite imprimé les biographies de plus d'une centaine de
poétesses belges du 20ème siècle. Avec l'équipe, nous en avons
sélectionné 9. On a tenté d'avoir la plus grande diversité possible:
chronologique, thématique, stylistique, diversités de formes, de
mouvements littéraires et artistiques, etc.
Chaque membre de l'équipe a choisi une poétesse et a pris en charge un épisode. Chaque podcast dure 10 à 15 minutes et à la structure suivante: générique, poème d'introduction, biographie de la poétesse et mise en contexte, trois ou quatre poèmes, clôture. Personnellement, j'ai surtout joué le rôle de chef d'orchestre et de garante de la cohérence d'ensemble.
Une fois que tous les poèmes ont été choisis on les a tous analysés en profondeur: structure, sons, sens, figures de styles, etc. Cette phase d'analyse intense nous a permis d'appréhender les textes en profondeur, de faire parfois surgir des sens cachés, moins évidents à percevoir lors d'une lecture en surface, pour ensuite pouvoir transmettre toutes ces trouvailles lors de l'interprétation. Cela permet à chaque podcast d'avoir une personnalité, d'emmener l'auditeur dans un univers singulier.
Je crois que cela a été une réussite, que l'on a atteint nos
objectifs, tant moi-même au niveau du mémoire, qu'ensemble en ce qui
concerne les podcasts. Le fait d'avoir reçu la plus grande distinction,
ainsi que le prix Philippe Maystadt et les retours des auditeurs en
témoignent.
Est-ce que ce travail a modifié ta perspective ? Qu'est-ce que ce travail a eu comme impact sur ton métier de comédienne ?
Cela m'a rendue consciente du fait que tout un pan de l'art, que beaucoup d'artistes femmes, quelle que soit la discipline, finissent dans les oubliettes de l'Histoire. Faire un travail de (re)découverte, un travail de fouille historique pour ressortir les pépites artistiques des femmes créatrices, c'est capital.
Toutes les époques ont leurs biais, leurs filtres. Faire un travail historique, c'est finalement (re)faire passer ces œuvres au travers de filtres différents. Une œuvre mal considérée hier peut parfois avoir un grand impact aujourd'hui. Au fil du temps, la grille d'appréciation de la qualité d'une œuvre a été établie à travers un point de vue essentiellement masculin, qui s'intéressait principalement aux œuvres créées par d'autres hommes. Cette situation a créé une incompréhension durable dans la reconnaissance du talent féminin. Dès lors, il y a une réelle occultation de l'art des femmes par les critiques et par l'éducation.
Ce mémoire m'a aussi confortée dans ma volonté de mettre les femmes à l'honneur. Cela fait d'ailleurs partie du crédo de la Compagnie Bilitis, fondée avec mon complice chorégraphe Corentin Delpierre.
Enfin, j'ai surtout découvert que, pour peu qu'on mette en place des outils, des clefs de compréhension et un cadre un peu différent, il est possible de transmettre le goût de choses considérées comme arides à un large public. Cette dynamique, j'essaye de l'appliquer dans chacun de mes projets avec des écoles, dans mes cours de danse, de théâtre et dans mon travail de comédienne et metteuse en scène.
Photo de couverture: Loïc Sauvenier